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Marc Van Passel : « Pourquoi embarquer dans une histoire qui va mal se terminer ? »

Dans le cadre de la nouvelle loi relative à l'insolvabilité, j'ai eu récemment un entretien avec Marc Van Passel, juge au tribunal de commerce d’Anvers. Après avoir été 37 ans avocat et 35 ans curateur, Marc Van Passel est au cœur des changements qui s'opèrent dans l'enquête commerciale. Il a aussi collaboré pendant des années aux formations post-universitaires en matière de droit de l’insolvabilité. Cette expérience fait de lui l’interlocuteur idéal pour parler des aspects qui demeurent et ceux qui changent dans l'approche de l'insolvabilité. Cette interview est issue d’un article paru dans In Foro, numéro 56.

Eric Van den Broele : La loi sur la continuité de l’entreprise (LCE) a subi d’importants amendements en 2013. Le but était de mettre un terme à de nombreuses pratiques frauduleuses. Le législateur souhaitait que les entreprises ne pouvant plus être sauvées ne fassent plus usage de la LCE. Il voulait aussi faire assumer davantage de responsabilité par le monde du conseil dans le cadre préventif. En la matière, nous pouvons être brefs : le monde du conseil ne prend jamais d'initiative.

Marc Van Passel : Ou pratiquement pas… 

EVdB : Si l’on considère la prévention de la fraude, il semble que l'objectif soit atteint. Mais quand il s’agit d’éviter les ‘cas désespérés’, l’approche semble moins efficace. Après 2013, on observe bien une réduction de moitié des entreprises qui bénéficient d’un sursis. Mais dans les autres cas, le profil des entreprises a changé : des entreprises un peu plus grandes en 2014 et 2015 et puis brutalement un passage à des entreprises nettement plus grandes en 2016. Le chiffre d’affaires moyen passe ainsi de 250.000 euros en 2014 et 2015 à 350.000 euros en 2016. Mais contrairement à l’objectif visé, selon moi, on observe une dégradation considérable de la situation financière des entreprises qui recourent à la LCE. Et de manière encore plus affirmée en 2016. Le taux de dettes augmente, tandis que les liquidités, mais aussi par exemple les marges brutes des adhérents, continuent de chuter. Ce sont donc plus que jamais des cas dont on peut se demander : est-il encore possible de les sauver ? Dans cette optique, j'ose affirmer que le changement de loi a manqué son but. 

MVP : Je ne suis pas impliqué dans la chambre LCE. Je ne travaille sur les dossiers LCE qu’en fonction de l’enquête commerciale. Et je vois ainsi les entreprises se diriger vers la LCE à partir de là. Et donc aussi la situation dans laquelle se trouvent ces entreprises. Durant les 40 ans pendant lesquels je me suis occupé d'insolvabilité, je suis toujours parti du principe qu'il est inutile d’insister quand le problème ne peut pas être résolu. Ne recourez pas à la LCE dans ce cas. Si vous ne pouvez pas vous convaincre, ni les autres, que vous pourrez obtenir un rendement en finale, que vous disposez d’un cash-flow suffisant pour améliorer la situation, ne le faites pas. C’est pourtant ce qui se passe encore aujourd’hui, et c’est une bonne chose de le décourager, et de sensibiliser à cette situation aussi. C’est pour cela qu’à la chambre d’enquête commerciale, créée dans ce double objectif, j'encourage les reprises structurées, mais aussi une épuration du marché. 

Dans le premier cas, notre intervention n’est pas nécessaire. Tout le monde peut le faire, et cela devrait d’ailleurs être effectué d’abord par les conseillers de l’entreprise elle-même. Sensibilisons donc au maximum. Nous devons oser dire qu’il est inutile de poursuivre, par exemple pour des raisons familiales ou sociales, ou parce qu’on porte caution vis-à-vis de la banque. Quand il s’agit de la croyance, parfois aveugle, que tout va s'arranger, je pense que le tribunal ne peut pas y faire grand-chose. L’importance de bons conseillers est beaucoup plus essentielle dans ce cadre. En tant que chambre d’enquête commerciale, nous ne pouvons ni conseiller, ni juger. 

Cas désespérés

EVdB : On voit pourtant que des entreprises bénéficient d’un sursis alors qu’il s’agit souvent de cas désespérés. Tout comme les années passées, le phénomène s’est renforcé.

MVP : Encore une fois, c'est surtout une question de sensibilisation. Également au niveau des organisations professionnelles, des professionnels du chiffre et des avocats, où je plaide toujours pour que la procédure LCE soit déconseillée dans de telles circonstances. Sauf bien sûr si vous autorisez le tribunal à évaluer la plausibilité du rendement futur et si vous pouvez régler le problème du passé avec ce nouveau rendement dans un délai acceptable. 

EVdB : Mais le changement de loi a justement donné au juge la compétence d’évaluer cela et d’intervenir, afin qu’il puisse clôturer plus vite la procédure LCE s’il estime que l’entreprise a des chances de survie. Mais on voit dans la pratique que la durée moyenne des sursis ne change qu'à peine, alors que les périodes de premier sursis demeurent inchangées. L’idée de pouvoir intervenir à court terme est donc peu mise en œuvre. 

MVP : Je ne suis pas sûr que le juge dispose de données suffisantes pour pouvoir faire vraiment quelque chose au moment où le délai est donné. En réalité, la prolongation inutile d’une telle procédure n'est pas du tout dans l’intérêt de l’entreprise. Cela me rappelle l’époque où j’étais curateur. J’ai parfois été remercié par des faillis et des gérants parce qu'ils avaient enfin une vie à nouveau. Parce qu’ils pouvaient à nouveau envisager de reconstruire. Le fait qu’ils retrouvent une structure leur a souvent apporté un soulagement. Personnellement, je préconise donc absolument d'arrêter à temps.

Mais j’ai aussi vécu d’autres situations. Des situations où la personne concernée n’a pas pu me convaincre des possibilités, mais où l’entreprise s’en est sortie, en finale. On peut donc se tromper, et il faut rester prudent. En tant que juge, il ne faut pas essayer de faire un pronostic pour le chef d'entreprise, mais demander quelle est la plausibilité du pronostic. Imaginez que quelqu’un vous dise : « Jusqu’à présent, j’ai réalisé un produit complet, mais je voudrais me concentrer sur la production d’une partie de celui-ci, car c’est là que je suis le meilleur ». Dans un tel cas, on sent que la personne a réfléchi à la question et en tant que juge, on ne peut que lui souhaiter du succès. Si en revanche une personne fait la même chose depuis dix ans, accumule les pertes et pense que « ça va aller mieux », alors oui, le juge doit essayer de savoir pourquoi. Dans ce cas, il est totalement légitime de douter. 

Quand il remarque que les comptes annuels ne sont manifestement pas corrects et que, par exemple, le poste créances commerciales est supérieur au chiffre d'affaires annuel, le juge peut dire que la poursuite n'est pas une bonne option. Mais on peut se demander si ce n’est pas spécifiquement une tâche et une responsabilité des professionnels du chiffre. En fait, il devrait y avoir un code qui définisse celles-ci. Je ne sais pas si cela existe déjà … 

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Responsabilité des professionnels du chiffre

EVdB : Pas vraiment. Après le changement de loi, qui a donné théoriquement une partie de cette responsabilité aux professionnels du chiffre, les fédérations professionnelles ont établi un code déontologique. Personnellement, je ne peux que constater qu’il n'a rien apporté de nouveau. Il décrit un certain nombre de clignotants auxquels le professionnel du chiffre doit réagir. Mais ce sont des clignotants dont nous savons que quand ils deviennent visibles, le navire a déjà quasiment coulé. Même si ce code déontologique est appliqué, la réaction vient systématiquement trop tard. La procédure d’alarme, indiquant que les fonds propres ont chuté sous la moitié du capital social, est un tel clignotant. Mais quand l’entreprise arrive à ce stade, cela fait déjà des années qu’elle enfoncée dans des problèmes structurels, et personne ne doit l'en avertir.

MVP : Je ne peux que constater que les professionnels du chiffre n’indiquent pas, dans bien des cas, au chef d'entreprise qu'il n'y a pas de nouveaux éléments dans son plan de sauvetage éventuel. Mais je trouve que cela devrait être le cas. En fait, un conseiller ne doit pas seulement se baser sur une analyse. Il peut examiner les ratios, mais le bon sens doit passer avant tout. La question de savoir si le rendement permet d’élaborer un plan et l’historique de l’entreprise revêtent une importance fondamentale ici. Y a-t-il des éléments qui font que pour l'entrepreneur, il est plausible que la situation s'améliore ? Il faut confronter l'entrepreneur à son raisonnement. Lorsqu’un entrepreneur me raconte que cela va aller mieux parce qu’il va licencier du personnel, je lui demande pourquoi ça va aller mieux. Avec de telles évaluations critiques, l’analyse serait souvent très différente. Mais cela n’est possible qu’en imposant des obligations et des responsabilités aux professionnels du chiffre et aux entrepreneurs. 

Une idée : au moment où le tribunal capte des signaux indiquant que la continuité est compromise, l’entreprise doit effectuer un pronostic de liquidation simple. Et répondre à la question : que rapportera réellement mon affaire si j'arrête maintenant et comment ce revenu sera-t-il distribué ? La réponse est reprise dans le dossier. Si l’entrepreneur poursuit son activité et tombe dans les difficultés, il dispose alors d'une arme pour se défendre. Mais inversement, le tribunal peut aussi, sur la base de ce pronostic, poser des questions sur les mesures prises. Vous pouvez donc demander à l’entrepreneur de se justifier. Bref, quand une LCE est lancée, c’est au tribunal de responsabiliser les acteurs. De leur demander si une solution peut effectivement être attendue. Quand je me retourne sur ma carrière, je suis très fier des nombreux cas qui se sont bien terminés en finale, et du petit nombre qui se sont mal terminés. Ma vision n’a pas changé quand j’ai cessé d’être braconnier pour devenir garde-champêtre. 

Mauvais conseillers

EVdB : Au départ, j’étais un grand fan de la loi LCE, surtout après le changement législatif. Mais j’ai été déçu. Je me suis demandé ce qui avait mal tourné. La réaction beaucoup trop tardive reste un problème, tout comme la stigmatisation.

MVP : Oui. On pense en effet qu’il ne sera plus possible de faire du commerce, une fois la LCE mise en œuvre. 

EVdB : Et c’est justement la raison pour laquelle on intervient beaucoup plus tard. La compétence du tribunal limite en outre les possibilités. En réalité il ne peut même pas conseiller, juste faire remarquer. Ce ‘retard’ est d’ailleurs stimulé par la référence constante à ces clignotants. Alors que l’essence d’une entreprise qui échoue concerne presque toujours le management ou, mieux encore, l’aspect caractériel. Je suis de plus en plus convaincu qu’il faut intervenir plus tôt si l'on veut réellement aider les entreprises en difficulté. Il faut agir bien plus proactivement, abandonner les clignotants classiques, utilisés à tort et à travers et rechercher des clignotants qui indiquent bien plus tôt une évolution négative. 

MVP : Une grande partie de cette problématique est imputable aux comptables. La question est de savoir pourquoi un comptable laisse aller les choses aussi loin, alors que les chiffres montrent que l’entreprise va mal. C’est idiot bien sûr. Le conseiller devrait en effet intervenir beaucoup plus tôt. Il devrait signaler par exemple le fait que le travail au noir rend une entreprise opaque. Il devrait évoquer les problèmes qui se posent lorsqu'aucune distinction n'est établie entre l'argent de l'entreprise et l'argent privé, etc. À nouveau, tous les acteurs doivent prendre leur responsabilité. Pour un tribunal, ce n'est pas facile, car celui-ci ne peut pas pratiquer l'entreprenariat. 

Un conseiller qui pleurniche avec l’entrepreneur, qui évoque la possibilité de la LCE, mais qui ne demande pas de plans d'avenir, est tout simplement un mauvais conseiller. Et il y en a malheureusement beaucoup. La tâche du tribunal est de sensibiliser les conseillers à cet aspect. La LCE peut être un magnifique instrument si elle fait réfléchir l’entrepreneur et ses conseillers aux possibilités d'avenir de l'entreprise. 

EVdB : Dans la mesure où l’on considère la LCE comme une bouée de sauvetage pour les problèmes temporaires. Je ne pense pas que la LCE puisse aider là où des problèmes structurels, profondément enracinés, perdurent depuis des années.

MVP : Sauf si l'entreprise comprend à ce moment qu'elle doit vraiment régler ces problèmes structurels. Mais ce n’est généralement pas le cas.

Extension du concept d’entreprise

EVdB : Passons la nouvelle loi relative à l’insolvabilité sous la loupe. Le concept d’entreprise y est considérablement élargi : les asbl, professions libérales, etc. y sont également considérées comme des entreprises. Cela signifie donc qu’elles peuvent également faire appel à la LCE. Ne craignez-vous pas un afflux vers votre organisation, sachant que cela pose effectivement un problème ? 

MVP : Ce n’est pas mon problème. J'essaie de bien faire mon travail et si l'on me donne les moyens nécessaires à cet effet, je pourrai gérer. Mais je ne pense pas que la surcharge sera aussi importante. Je vois aussi des clignotants chez les asbl et professions libérales, avec lesquels nous ne faisons rien pour l'instant. Bientôt peut-être, mais dans l'ensemble, il n'y a pas tant d'organisations avec des clignotants. 

EVdB : Que pensez-vous du fait que les chambres qui s’occupent des entreprises en difficulté soient aussi chargées de détecter les entreprises fantômes ?

MVP : Je le vois comme une compétence complémentaire. C’est une façon de sauter l’étape du parquet. Jusqu’à présent, c'était le parquet qui repérait les entreprises fantômes et qui en informait le tribunal. Aujourd’hui la procédure est allégée. Auparavant, la chambre avait pour tâche d’une part de sensibiliser les entrepreneurs et de les encourager à réaliser une reprise structurée, et d'autre part d'épurer le marché. Pour le premier aspect, le rôle du tribunal n'est pas essentiel. Épurer le marché, en revanche, est une tâche punitive, par définition ce que doit faire un tribunal.  

EVdB : Même si on entend jusqu’à présent par épuration du marché le fait d’éliminer les organisations qui contaminent le marché. Les flèches seront bientôt dirigées aussi sur l’épuration des organisations qui ne signifient absolument rien.

MVP : Oui, le travail de la chambre va devenir un peu plus lourd, mais l'ensemble de la procédure va s'alléger. L’épuration des sociétés dormantes ne concerne pas vraiment un autre groupe cible. En réalité, le parquet est écarté ici et pour de tels cas, il n’est plus nécessaire de nommer un curateur. Nous continuerons de nous axer sur les entreprises en difficulté et dans certains cas, nous pourrons liquider plus facilement. Nous n’allons pas utiliser cette loi pour viser une entreprise dormante, mais qui n'est pas en difficulté. 

EVdB : Mais en les visant, vous pourriez éviter des fraudes potentielles. Nous connaissons tous l’existence de dizaines de milliers de sociétés dormantes que des fraudeurs pourraient reprendre pour trois fois rien. Pas d’entreprises en difficulté, c'est vrai, mais qui pourraient à terme devenir des affaires frauduleuses. 

MVP : On parle alors d’un public cible complémentaire, mais ce n’est pas ainsi que je comprends le changement de loi. Il peut être utile d'éliminer ce type de cas, mais cela me semble difficile de travailler préventivement. Nous n’avons pas de moyens ou de clignotants qui l’indiquent. Mais la nouvelle loi nous offre bien la possibilité d’éliminer de telles organisations au moment où elles se réveillent effectivement. Je ne vois pas l’action préventive comme une priorité. Notre travail est d’abord curatif. En essence, cette simplification nous permet d'agir plus vite quand il y a des problèmes et cela me semble important. 

EVdB : Merci pour ces passionnantes réflexions.

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